Solidarité, j’écris ton nom
9 millions de personnes vivent dans la pauvreté avec moins de 850 euros par mois. Autant de situations alarmantes face auxquelles les politiques publiques restent trop peu mobilisées. La société civile, elle, a décidé de réagir.
« L’exclusion est un phénomène qui touche tout le monde et, justement, tout le monde peut agir à son niveau » : armé de cette conviction, Pierre-Antoine Comparat et 2 autres amis ont eu l’idée il y a plus d’un an de créer une bagagerie fixe pour les sans-domicile à Lyon. Objectif de « Bagage ’Rue » : ouvrir matin et soir, 7 jours sur 7, grâce à des permanences effectuées par des personnes à la rue et des habitants. Aujourd’hui, 400 Lyonnais gravitent autour du projet et plus de 40 bénévoles sont prêts à donner de leur temps dès l’ouverture, début 2018. « On est vraiment parti d’un constat : la stigmatisation des personnes à la rue chargées de leurs sacs et l’inconfort que cela représente pour elles. Ce n’est pas un dispositif social de plus, c’est vraiment une initiative ouverte à tous, où chacun adhère librement et où les bénéficiaires s’impliquent eux aussi », ajoute Maya Wandscheer, secrétaire de l’association. 80 SDF bénéficieront bientôt de cette unique bagagerie, alors qu’à Lyon, les demandes d’hébergement d’urgence se sont multipliées par dix en six ans. Réseaux sociaux, réunions col lectives, concerts… « Bagage’Rue » fait feu de tous bois pour prendre racine et développer son réseau. « Nous recherchons des partenariats jusque chez les bailleurs sociaux que nous avons sollicités pour trouver notre local. » Si ce genre d’initiatives ne fait pas encore l’unanimité auprès de tous les partenaires sociaux, elle est en revanche bien soutenue par les associations locales. Lutter contre les inégalités au niveau individuel, trouver des solutions face à la détresse humaine… la société civile s’est bel et bien investie au-delà des situations d’urgence, comme ce fut le cas après les attentats ou avec les migrants.
Tous égaux
Pour preuve, la campagne « Simple comme bonjour » lancée par l’association « Entourage », cet automne. « La vocation première de l’association, c’est de créer du lien entre SDF et riverains. Nous proposons ensuite l’application mobile qui permet de venir en aide aux personnes à la rue » précisent les trois étudiantes lilloises qui ont décidé en octobre de développer l’association dans les Hauts-de-France : « On se rend compte que les gens ont envie d’aider à leur échelle. Ils ne souhaitent pas toujours un bénévolat classique, ils veulent s’investir à la carte, de manière souple et en toute liberté », note Luci le Dupuy, la première conquise par « Entourage ». « Le plus difficile, c’est de casser les préjugés ; pour être honnête, je n’ai vraiment discuté avec une personne à la rue que tout récemment », ajoute-t-elle. Étudiantes à l’Edhec, elles considèrent leur milieu estudiantin comme privilégié, mais y constatent cependant le développement de l’entrepreneuriat social : « L’essentiel, pour beaucoup d’entre nous, c’est de se rendre utile sur le plan humain », atteste Alexia Mache. Et Constance Laurensou d’ajouter : « Avec “Entourage”, il n’y a aucune contrainte, on peut juste donner 5 minutes. On ne demande pas d’argent et la relation est personnalisée ». Les trois étudiantes ont commencé à contacter le plus grand nombre possible de personnes pour faire connaître l’association, notamment grâce à des apéritifs solidaires auxquels sont conviés riverains et partenaires potentiels. L’association nationale, qui compte des personnes en errance dans sa gouvernance, s’est récemment développée à Grenoble et Lyon. Aujourd’hui, elle regroupe 25 000 bénévoles et totalise 15 000 actions solidaires à son actif depuis sa création, en novembre 2014. Depuis peu, elle se tourne vers les entreprises et les collèges où, là aussi, elle suscite l’intérêt. « Nous ne venons pas “ubériser” le travail social ni celui des associations, au contraire. Partout, nous voulons créer du lien », ajoute Claire Duizabo, responsable de la communication. Et les liens sont en train de se nouer sur le territoire…
Donner du sens
Laurent Vergult a « un travail en or » selon lui, il s’occupe de faire germer des idées chez Adeo, à Lille. Et pas n’importe lesquelles, celles qui font du bien à l’individu et à la collectivité. Ce philanthrope tisse des liens entre associations et entreprises et essaime même jusqu’à l’étranger. « C’est incroyable comme les gens ont envie d’aider ! Je me suis rendu compte en 2011 que les collaborateurs avaient envie à un moment de leur vie de donner de leur temps pour faire quelque chose. On est parti de ça, et on s’est tourné vers les aidants. » L’initiative a pris forme et « Bricos du Coeur » est née en 2013. Parpaings, peinture, clôtures… L’association récupère des milliers de produits invendus auprès des 13 enseignes du groupe et réhabilite les locaux d’associations qui ne peuvent se le permettre. 70 chantiers ont été réalisés en moins de 5 ans. « En même temps qu’on expliquait notre démarche bénévole, on a organisé des ventes privées à l’intention du personnel avec les invendus, avant d’en faire don aux associations ». Un effet d’appel qui a très vite augmenté le nombre de bénévoles… et qui a donné à Laurent l’envie d’aller encore plus loin. Aujourd’hui, les chantiers solidaires sont en passe de détrôner les séminaires d’encadrement et autres événements fédérateurs organisés au sein des entreprises. « Une dizaine se sont prises au jeu en 2017 et les retours des participants sont très positifs, certains reviennent nous aider de leur propre initiative ». À Roubaix, en ce matin de novembre, pas d’entreprise sur le chantier de l’école de la deuxième chance, mais des bénévoles de « Bricos du Coeur ». Brigitte et son mari le sont depuis 2011 : « L’entraide est une forme de bénévolat qui se développe aujourd’hui. Aider le plus proche, c’est par là qu’il faut commencer ». Autour d’elle, une dizaine d’élèves, de professeurs et de salariés de l’école. Sur une échelle, le comptable ajoute : « J’ai peu de rapports avec les élèves. Là, on apprend à se connaître, ça change tout. » Partager, transmettre… la solidarité a le vent en poupe et la motivation ne connaît ni limite d’âge ni statut social.
Bien au contraire, les jeunes sont parmi les plus actifs, tissant sur les réseaux sociaux la toile solidaire. Fortement sensible à la détresse des familles migrantes à la rue, notamment des mères isolées, Fanny Lepoivre, bénévole pour « Utopia 56 », a lancé en avril 2017 un réseau d’hébergement citoyen, pour pallier la saturation des centres d’hébergement d’urgence à Paris. « C’est le 1er soir que la situation est souvent très problématique ; on a réussi à créer un réseau de 50 hébergeurs que nous contactons par texto ou par Facebook. Le principe est simple : enfants et adultes sont hébergés une nuit, de 22 heures à 7 heures, selon les disponibilités de l’habitant. Nous accompagnons les familles jusqu’au domicile et nous leur donnons un plan de métro pour regagner le lendemain la structure d’accueil la plus proche. On ne sollicite notre réseau qu’au dernier moment, quand il n’y a pas d’autre solution. Les hébergeurs sont totalement libres et n’ont pas à se justifier. Les jeunes sont très nombreux à prêter leur chambre et à dormir dans le canapé, même dans 12 m2 », précise Fanny. « Pour moi, cela vient compléter mon militantisme. Dépanner pour une nuit, je peux le faire et je me sens utile sans être obligée, c’est très important. Là, j’apporte une aide concrète et personnalisée », confirme Françoise, retraitée. Le succès est tel que l’association réfléchit à un partenariat avec « Médecins sans frontières » pour loger les mineurs isolés à la rue. Serions-nous à l’aube d’une nouvelle dynamique ? À l’heure où l’État réduit contrats aidés, APL et budget du logement, les Français se mobilisent largement pour plus de justice sociale. Un phénomène auquel la Fondation adhère pleinement tout en exigeant une plus forte implication de l’État en matière de lutte contre l’exclusion. Décidément, comme l’a souligné la Fondation dans sa dernière campagne d’hiver, « l’exclusion n’exclut personne ».
La parole à Jean-Louis Laville
« Il faut tenter le pari de la confiance »
Jean-Louis Laville est professeur du Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris (Cnam), où il est titulaire de la Chaire « Économie Solidaire » et auteur de « L’économie sociale et solidaire. Pratiques, théories, débat », au Seuil.
Peut-on encore parler d’individualisme dans notre société ?
Le constat que nous faisons dans l’ouvrage « Mouvements sociaux et économie solidaire » qui vient d’être publié, c’est que nous assistons à l’émergence dans plusieurs continents de nouvelles formes d’engagement public. C’est un véritable mouvement de fond sensible dans toutes les régions du monde mais qui reste largement invisible aux yeux de la plupart des média. Il y a en outre un danger : que ces initiatives citoyennes et solidaires ne se pensent qu’au niveau politique (à travers les seules revendications de mouvements sociaux) ou qu’au niveau économique (à travers un secteur, l’économie sociale et solidaire). Pour être transformatrices et pas seulement éphémères et réparatrices, il faut justement qu’elles allient les deux, alors qu’on a l’habitude de séparer l’un et l’autre. En Amérique du Sud, par exemple, l’agro-écologie a mis au centre de son action politique la recherche d’une autre économie.
Comment transformer ces initiatives en solutions permanentes ?
C’est justement tout le défi à relever. À l’échelle d’un quartier, il faut que les iniatiatives des habitants soient prises en compte car elles génèrent de nouvelles possibilités en matière économique. Ces initiatives ne doivent plus être méprisées par les décideurs privés et publics. La priorité, c’est au contraire de concevoir un système d’appui approprié pour les conforter — il faut pour cela faire des investissements matériel et immatériel — afin qu’elles puissent engendrer de véritables dynamiques positives sur le moyen et long terme. On est vraiment à un tournant : soit ces initiatives sont uniquement considérées avec sympathie, soit elles constituent un socle sur lequel habitants, chercheurs et décideurs s’appuient pour inventer de nouvelles démarches et sortir de la précarité. Les nombreux exemples rassemblés dans le livre montrent que c’est possible à condition de susciter une mobilisation inédite. C’est le cas en France avec l’organisation du premier Forum national par le mouvement citoyen « Pas Sans Nous » qui s’est déroulé fin novembre et qui va déboucher sur un manifeste afin de sensibiliser les responsables politiques.
Les pays du Sud sont-ils en avance sur le Nord ?
Effectivement, certains le sont. Il faut savoir que nous ne sommes plus dans un monde où le Nord dicte ses trajectoires au Sud. Nous avons à apprendre des expériences menées dans les pays du Sud. Il faut aujourd’hui faire circuler les innovations et être plus attentif à ce qui se passe ailleurs. Il ne faut pas laisser ces initiatives à l’abandon, il y a un vrai défi à relever et nous devons faire le pari de la confiance.